Ces dernières années auront vu fleurir les guides, formations et vidéos caméras cachées visant à éduquer sur les méthodes et techniques à adopter pour combattre – sinon affronter le harcèlement de rue. La décennie 2020 sera celle de l’éducation, de la libération de la parole ; c’est décidé, et tout le monde est plutôt d’accord pour que cela se passe comme ça.
Mais aussi rationnels et réfléchis puissent-ils être, tous les précieux conseils que les filles entendent en grandissant - « Si quelqu’un t’approche et t’embête, crie très fort » ; « Bave-toi dessus, mets-toi un doigt dans le nez, fais en sorte de faire fuir le mec qui t’embête » - sont en réalité difficilement applicables dans la vraie vie. Dans la vraie vie, tout va très vite. Le tout n’est pas de savoir quel comportement adopter face à un harceleur, le tout est de savoir quand on va se faire harceler. Combien de femmes se sont-elles déjà installées dans une rame de RER quasiment vide, et – en voyant un homme à l’air louche monter à la station suivante - se sont préparées à un potentiel danger ? Combien d’entre elles sont rentrées seules la nuit, et en traversant des zones peu fréquentées ont essayé d’estimer à quel volume elles arriveraient à crier si quelque chose, quelqu’un, devait arriver à ce moment-là ? Combien se demandent - en écoutant des récits glaçants – si elles aussi auraient réussi à dénoncer le frotteur dans le métro bondé ?
Parce qu’en réalité, le tout n’est pas seulement d’agir. Le tout n’est pas seulement d’avoir peur de notre harceleur.
En réalité, il y a plusieurs peurs. Celle de déranger les gens. Celle de les rebuter, de leur demander une aide qu’ils ne nous accorderont pas. Il y a aussi la honte. Celle de devoir accepter et annoncer publiquement que nous sommes subitement passées au rang de victime - alors que nous étions l’instant d’avant en pleine possession de notre personne et de nos droits citoyens.
Souvenez-vous. Qui, étant enfant, ne s’est jamais cassé la figure ou pris un coup par maladresse, et - souffrant terriblement de la chute, des égratignures, du coup reçu - a prétexté pour garder la face que tout allait bien et qu’il n’avait mal nulle part alors qu’en réalité, la douleur était lancinante, les yeux et la gorge plein de larmes et la blessure pleine de graviers et de sang ? Il est difficile de reconnaître sa souffrance lorsqu’on sait que l’on y est pour quelque chose. L’enfant sait qu’il aurait dû faire ses lacets avant de courir, être plus attentif aux marches de l’escalier, on lui avait pourtant bien dit de faire attention en passant près de sa sœur qui faisait de la balançoire dans le jardin. La honte d’avoir failli aux recommandations et d’en payer le prix physiquement l’empêchera de demander de l’aide, parce qu’il sait au fond qu’il y est un peu pour quelque chose.
Étrangement, le même phénomène se produit pour beaucoup de femmes lorsqu’elles sont confrontées à des agressions, des situations oppressantes, désagréables ou même carrément violentes et rabaissantes. Pourtant, hésiterait-t-on à crier « Au voleur ! » si l’on nous arrachait notre sac en pleine rue ? Se retiendrait-on de demander de l’aide si l’un de nos amis se faisait subitement frapper par un passant ? Probablement pas. Néanmoins, des centaines d’années d’oppression ont fini par faire intégrer aux femmes qu’elles seraient toujours en partie responsables s’il leur arrivait quoi que ce soit.
Comme on a dit à l’enfant de nouer ses lacets, on a dit aux femmes de ne pas porter de jupes courtes ; comme on a dit à l’enfant de trois ans doit faire attention en passant près de ses cousins qui font une partie de rugby, on a dit aux femmes de ne pas rentrer seule à pied la nuit. Des centaines d’injonctions promouvant la prudence, la pudeur, les habits ne dévoilant rien de la silhouette, le fait d’être accompagnée, d’être silencieuse, discrète, peu maquillée, en chaussures plates ont fini par persuader intimement les femmes que s’il leur arrivait quoi que ce soit, elles y seraient forcément - au moins - un petit peu pour quelque chose. Un trait d’eye-liner. Un bouton de trop ouvert sur leur chemisier. Le rouge à lèvres. Rentrer à pied pour économiser le prix d’un Uber. Etc., etc.
L’intériorisation inconsciente de toutes ces injonctions ont fini par nous persuader intimement que nous aurions pu éviter l’agression, et nous dissuade de crier à l’aide, de dénoncer publiquement et immédiatement la situation d’urgence que nous vivons. Alors qu’aucune femme n’aurait honte de se faire voler son sac à main, elle aura probablement honte de se faire traiter de salope dans le métro, de se faire siffler ou reluquer comme une bête de foire dans la rue. Le regard dégradant que l’on porte sur nous nous fait porter un regard dégradant sur nous-même, nous fait remettre en question notre tenue, notre attitude, notre choix de trajet ou notre moyen de locomotion. Et finalement, la honte que nous avons intériorisée, celle qui bâillonne, qui rend muette et incapable d’appeler au secours est sans doute encore plus dangereuse que les agresseurs eux-mêmes.
Le tout n’est pas de savoir comment réagir face à une agression sexiste ou sexuelle, le tout est d’en être capable. D’être capable de surmonter la honte et de se dire « Je n’y suis pour rien » pour pouvoir réagir.
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