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Homme sujet, femme objet: genre et représentations artistiques



Do women have to be naked to get into the Met Museum?” Cette phrase fut diffusée en 1985 par le collectif d’artistes féministes Guerrilla Girls, alors que le MoMA exposait ce qui était appelé un « aperçu international sur la peinture et la sculpture » avec seulement treize femmes sur 169 artistes au total.



Cette question rhétorique cinglante met en lumière un phénomène prégnant jusqu’à aujourd’hui dans le monde culturel. Si les femmes sont omniprésentes dans les musées en tant qu’objets d’étude ou d’émotion artistique, elles sont sous-représentées en tant que créatrices. On peut dès lors rappeler ce qui a été développé dans l’article précédent ; le patriarcat a rarement permis aux femmes d’être érigées en figures historiques. Les grandes femmes peintres existent; l’effectif est maigre cependant, et elles sont rarement sur le devant de la scène. On pense notamment à Hilma af Klint, première artiste à réaliser des peintures abstraites avant Kandinsky, qui est pourtant considéré comme pionnier de la peinture non figurative. Hilma af Klint considérait ses œuvres comme tellement subversives qu’elle a exigé qu’elles ne soient révélées que vingt ans après sa mort. Certes, ce voeu n’a pas aidé à la rendre célèbre; malgré tout, son nom reste jusqu’ici inconnu du grand public, alors que son travail a contribué à faire entrer le monde culturel occidental dans un nouveau paradigme artistique. Pourquoi, alors, a-t-on si peu de noms féminins parmi les grandes artistes? La femme, en effet, est muse ou modèle, avant d’être créatrice. Dans la peinture, dans la sculpture, le corps féminin est investi comme un objet révélé au regard masculin, à sa merci, et surtout dénué d’intentionnalité ou de conscience propre. La muse inspire le génie masculin, donne corps au fantasme et se plie à ce qu’on en attend. Elle constitue l’enveloppe charnelle sur laquelle le regard du spectateur -masculin par défaut- projette sa vision et ses fantasmes.

Hilma af Klint, De tio största, nr 3. Ynglingaåldern. Ur Grupp 4, 1907

Photo: Albin Dahlström/ Moderna Museet.


Les musées sont peuplés de ces représentations idéalisées et réifiées du corps féminin soumis au regard masculin. La femme est dépossédée de son propre corps qui est passivement donné à voir. Pour représenter des femmes absolument en accord avec les fantasmes masculins d’une époque, certains peintres vont jusqu’à déformer ces corps jusqu’à les rendre inhumains, monstrueux au sens où leurs proportions sont humainement impossibles à atteindre. C’est notamment le cas de la Grande Odalisque d’Ingres, une courtisane représentée alanguie sur des tentures, complètement nue. Pour que le spectateur puisse admirer à la fois les courbes du corps de l’Odalisque et son visage, l’artiste a sciemment ajouté cinq vertèbres à la colonne vertébrale de la jeune femme, donnant ainsi à la peinture une dimension à la fois fascinante et subtilement dérangeante. Ce procédé rappelle d’ailleurs l’usage abusif des outils de retouche photo sur les corps féminins dans la plupart des médias aujourd’hui. Dans les deux cas, le corps est modifié pour correspondre à l’idéal façonné par le patriarcat, il est réifié et renvoyé à l’état d’objet : objet d’observation, objet d’étude, objet de désir surtout. En regard, l’humanité de l’homme est beaucoup moins niée dans l’art classique : il est surreprésenté parmi les grands artistes de chaque époque, et lorsqu’il est modèle de peinture ou de sculpture, il reste un sujet plein et complet. On trouve bien sûr des représentations de femmes dont les corps ne sont pas aussi réifiés, notamment les portraits royaux comme ceux de Marie-Antoinette; mais il s’agit bien d’un constat général à l’échelle du temps long et de tous les domaines artistiques.

Jean Auguste Dominique Ingres, La Grande Odalisque, 1814. Huile sur toile. 91 cm X 162 cm. Musée du Louvre, Paris.


Aujourd’hui, en réaction à cette dépossession millénaire du corps féminin, de plus en plus d’artistes revendiquent une certaine prise de pouvoir sur leur propre corps perçu en dehors du regard désirant masculin. En acquérant enfin la possibilité d’être actrices de leur propre représentation, ces artistes peuvent montrer le corps féminin pour ce qu’il est: un corps animé, imparfait, complexe, habité par une subjectivité qui n’est plus seulement perçue par sa désirabilité. La femme entre en scène et s’empare de sujets artistiques où elle montre qu’elle n’est pas un objet ni de culture ni de consommation. Les Nanas de Niki de Saint Phalle en sont un exemple : gigantesques, colorées, aux formes caricaturales, comme un retour aux mythologies de la déesse mère préhistorique.


Avec ces Nanas, Niki de Saint Phalle investit l’espace public en célébrant une féminité assumée et joyeuse. Leur taille gigantesque les rend “plus grandes que les hommes pour pouvoir leur tenir tête”. Niki de Saint Phalle, grande visionnaire des combats féministes au XXème siècle, s’attache ainsi à représenter la féminité sous toutes ses formes, y compris les plus sombres et moins reluisantes, notamment avec ses Mères Dévorantes. L’enjeu, en somme, n’est pas de prôner une représentation lisse et parfaite de la féminité, mais bien de dépasser son essentialisation, qu’elle s'inscrive dans une logique d'idéalisation ou de diabolisation.


La peinture, et plus largement l’art classique ont rarement donné aux femmes la place qui leur revenait. Pourtant, l'expérience le montre: ouvrir les domaines intellectuels à tous et toutes ne peut qu'enrichir le savoir commun, en permettant à chaque individualité de s'exprimer, de représenter et de se représenter, donnant ainsi à voir au monde une vision nouvelle et inédite.






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