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Rencontre Alumni: Sophia Benamar, responsable de programme à ONU Femmes Maroc

Dernière mise à jour : 10 mai 2021

Le mercredi 5 mai 2021, des membres du pôle Rédaction ont eu la chance de rencontrer Sophia Benamar, responsable de programme à l'agence ONU Femmes de Rabat au Maroc. De la finance à la diplomatie, rencontre avec une femme au parcours atypique, pluriel et chargé de sens.



Quel a été ton parcours académique et professionnel ?


Je fais partie de la promo 2016 du programme Grande Ecole de l’ESSEC. J’ai suivi beaucoup de cours sur l'entreprenariat et la finance, notamment le Financial Markets track à Singapour. J’ai ensuite fait des stages dans des banques d’investissements, notamment en debt capital market et en M&A.

J’ai ensuite travaillé à l’Inspection Générale de la Société Générale pendant trois ans où j’ai beaucoup appris et évolué.

Puis, plus ou moins sur un coup de tête, j’ai décidé de changer de carrière. Aujourd’hui, au sein de l’agence ONU Femmes à Rabat, je travaille sur les statistiques sensibles au genre, c’est-à-dire qui tiennent compte des vraies réalités entre hommes et femmes. Le but est de faire émerger des outils statistiques levant le voile sur les réalités des femmes marocaines, d’alimenter les médias, de sensibiliser la société, d’informer les politiques… Nous développons en ce moment de nombreux partenariats avec des institutions marocaines.

L’émergence de nouveaux chiffres et de nouveaux outils statistiques permettent de réellement identifier les inégalités de genre au sein de la société et donc de les combattre plus efficacement.

Dans ton parcours, tu as opéré une bifurcation complète du privé au public. Comment mets-tu ton expérience au profit du secteur public ?

Quand je travaillais en banque, on me disait que les secteurs public et privé étaient deux mondes qui ne se côtoyaient pas. Aujourd’hui, le secteur privé a un rôle capital à jouer dans le développement durable pour atteindre les 17 ODD (Objectifs de Développement Durable) fixés par l’ONU. Pour atteindre les ODD, il y a un gap de financement que les États et les agences de développement seuls ne peuvent pas combler (environ 2000 milliards de $).

Pour cette raison, il faut que le secteur privé participe à cet effort, non pas par charité mais par engagement et responsabilité en tant qu’acteur citoyen. Le secteur privé doit faire bénéficier son écosystème de sa plus-value et de ses bénéfices financiers.

À l’heure actuelle, les secteur privé et public ne parlent pas le même langage en termes d’égalité des genres, mais ils seront forcément amenés à échanger dans le futur, car les inégalités impactent et affectent l’ensemble de l’écosystème : société civile, mais également futurs talents féminins potentiellement recrutés par les entreprises ! Il est nécessaire de rallier le secteur privé à la cause féministe, d’en faire un partenaire de plus en plus présent et important.

Étant issue du secteur privé, je suis formée pour comprendre son discours et son langage. Par exemple, cette année, nous menons une réflexion approfondie sur le développement de gender bonds, c’est-à-dire des obligations dont les fonds financeraient des projets sur l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes. Les obligations sont des valeurs mobilières qui représentent une part de dettes d’une société, d’une collectivité ou d’un État. Ce sont des titres de créance, qui donnent droit à des intérêts. L’enjeu des gender bonds est de sortir du cercle de la spéculation boursière dénuée de sens pour allouer la valeur créée à des projets qui permettent d’améliorer la situation des femmes à travers le monde, à travers leur autonomisation financière. Le développement de ces obligations spécifiques (green bonds, gender bonds) s’inscrivent dans la branche plus large de la finance durable.

Est-ce que tu comptes - à long-terme - rester dans le secteur public ou comptes-tu retourner dans le privé ?

On m’a dit plusieurs fois que je reviendrais assez vite toquer à la porte d’une banque, que mon attrait pour le public n’était qu’une phase.

Certes, les temporalités sont différentes. À l’ONU, j’ai une position de diplomate, je dois donc faire preuve de patience. Je ne peux rien imposer, mais je dois plutôt orienter, sensibiliser, informer : il y a une grande différence avec mon expérience en banque, où je pouvais imposer mon propre rythme et décisions. Il faut s’aligner aux priorités nationales. Il faut alors prendre son mal en patience, apprendre à s’adapter et à adapter son discours.

Malgré cela, je prends beaucoup de plaisir à travailler sur quelque chose qui me fait vibrer. Je sens que je contribue, même si c’est modeste, à mettre une pierre à un édifice. Cela me permet de trouver un sens à mon travail, au-delà du salaire, d’avoir le sentiment d’avoir un impact. Aujourd’hui, je suis très épanouie, je ne me vois pas retourner dans le privé dans l’immédiat.

Quel a été ton éveil féministe ?

J’étais inspectrice générale à la Société Générale. J’aimais mon travail, mais j’avais du mal à trouver du sens à ce que je faisais. J’ai eu à un moment de ma carrière l’opportunité d’effectuer une mission au Cameroun, puis au Maroc, d’où je suis originaire. Du fait de mon éducation, je n’ai pas eu conscience de toutes les inégalités de genre dans la société marocaine. Je n’ai été victime d’aucune différenciation ni discrimination, j’ai eu les mêmes droits, l’accès aux mêmes libertés et aux mêmes opportunités que les hommes.

Mon retour au Maroc a donc été un choc. Étant plus jeune, je n’étais pas sensible aux normes sociales et aux discriminations, même en ayant été témoin de la pression du mariage, de la maternité, de l’absence de congé paternité, de la discrimination au niveau des opportunités de carrière, etc… que subissent les femmes au Maroc.

Pour l’anecdote, quand je suis rentrée, la société civile était secouée par une polémique sur un chanteur populaire accusé de viol à l’époque. Des auditrices le défendaient à la radio, se mobilisant pour excuser le comportement du chanteur, et le mettre en position de victime. Dans cette polémique, la notion de consentement a été inexistante. Sans généraliser, ces événements m'ont fait réaliser à quel point une proportion considérable des femmes marocaines étaient limitées, dépendantes et privées de certaines libertés.


À la suite de cette prise de conscience, j’ai eu beaucoup de frustration à canaliser. J’ai envisagé de rejoindre ou créer une association humanitaire en faveur de l’autonomisation des femmes à travers du mentoring, de l'accompagnement à l’insertion professionnelle... Au cours de cette recherche, j’ai eu la chance de tomber sur une offre de poste au sein de l’agence de l’ONU à Rabat. De fil en aiguille, j’ai eu la chance d’être recrutée, et j’occupe ce poste depuis un an et demi !


Quels sont les enjeux de l’autonomisation économique des femmes au Maroc aujourd’hui ?

Une femme autonome est pour moi libre, épanouie, elle transmet un modèle positif aux autres et surtout à ses enfants et contribue ainsi à la création d’un cercle vertueux.

Il y a aujourd’hui quatre thématiques prioritaires à cibler pour faire avancer les choses en matière d’autonomisation des femmes :


• L’éducation et la formation : on constate trop de décrochage scolaire encore de nos jours, du fait des mariages forcés, travail de mineurs, notamment dans le cas du phénomène des “petites bonnes'' (jeunes domestiques envoyées dans des familles par leurs parents pauvres). Les filles arrêtent leurs études tôt, ou bien obtiennent un diplôme mais ne l’utilisent jamais car elles n’entrent pas sur le marché du travail.

• L’accès à l’emploi : il faut lutter contre les discriminations à l’embauche, promouvoir des mesures incitatives favorisant l’emploi des femmes, réduire le poids des charges familiales sur les femmes et promouvoir leur insertion financière et ce pour leur permettre d’accéder et de bénéficier des opportunités économiques existantes

• La sécurité : il est capital de pouvoir lutter contre l’insécurité dans les espaces privés et publics que subissent les femmes et qui entravent leur insertion dans le marché du travail et leur autonomisation. Un nombre alarmant de jeunes filles quittent l’école de peur de subir des violences sur le trajet de l’école.

• Le poids des mentalités : il y a au Maroc de grands progrès à faire en matière de sensibilisation afin de faire changer les idéaux et transformer les perceptions. Il faudrait faire émerger davantage de rôles modèles féminins, sensibiliser la société sur le manque à gagner induit par une faible participation économique des femmes.


Plusieurs leviers d’intervention existent ( tel que les incitations, les politiques sensibles au genre, les évolutions législatives et institutionnelles). Il est nécessaire d’agir sur l’ensemble de ces leviers pour mettre en marche tous les acteurs de la société et opérer à un réel changement. L’autonomisation économique des femmes devrait être une priorité nationale : sans volonté forte de changer les choses au plus haut niveau de la société, personne ne pourra réellement faire avancer les choses. La voix des femmes n’est pas suffisamment entendue ; elles ne participent pas suffisamment à la vie sociale, politique et économique et ne sont donc pas justement représentées. Les politiques ne sont donc pas pleinement conscients des problématiques qui les touchent, car il n’y a pas suffisamment de chiffres qui rendent réellement compte de la situation des femmes au Maroc.


J’ai lu un jour la phrase: « Tout ce qui n’est pas compté ne compte pas. ». La pertinence de ces mots m’a frappée: sans chiffre pour rendre compte d’un problème, le problème n’existe pas. C’est précisément pour cela que nous œuvrons à ONU Femmes pour rendre les statistiques sensibles au genre produites régulièrement, disponibles et accessibles afin de lever le voile sur une réalité et sur des inégalités de genre qui, en temps de pandémie, s’aggravent.


Pour toi, qu’est ce que le féminisme ?

Pour moi, le féminisme est une question d’égalité humaine. Puisqu’on n’accepte pas qu’il puisse y avoir des distinctions entre les humains en fonction de leur religion ou de leur couleur de peau, il est incompréhensible qu’il puisse y en avoir en fonction de leur genre ! C’est pour moi une évidence que tout être humain devrait trouver normale.

Le féminisme n’est même pas une question de progrès des droits des femmes, c’est une nécessité pour accéder à une société inclusive et créer des possibilités de progrès pérennes et durables. Une société ne peut progresser si elle n’est pas construite sur un modèle inclusif; tant qu’il y aura des laissés pour compte, il n’y aura pas de progrès, d’autant plus si ces laissés pour compte représentent 50% de la société !


Mais si l’argument humain de la cause féministe ne suffit pas à convaincre certaines personnes, on peut aussi invoquer son volet économique ; ne pas donner les mêmes droits et opportunités aux femmes, c’est se tirer une balle dans le pied pour les entreprises et le modèle économique de manière générale. On parle de milliards de femmes, cela fait énormément de capital humain !


Quels conseils donnerais-tu à des jeunes femmes qui vont commencer leur carrière dans des milieux professionnels parfois très masculins ?

En venant d’une école de commerce telle que l’ESSEC, votre vraie valeur ajoutée est votre capacité de compréhension des deux secteurs, le privé et le public. Vous avez le pouvoir de constituer un trait d’union entre deux mondes qui ont longtemps fonctionné en vases non-communicants.


Par rapport au féminisme, il est nécessaire de se libérer des préjugés que l’on peut avoir et d’aller vers les autres afin de comprendre comment ils perçoivent le féminisme ou l’égalité des genres, et ce qui les dérange ou les bloque dans le mouvement féministe aujourd’hui. On constate un important désintérêt pour la cause aujourd’hui, et il est nécessaire d’essayer de comprendre pourquoi certaines personnes réfléchissent et ont des opinions qui semblent hors du temps. La question est capitale, car l’égalité des genres ne concerne pas seulement les femmes !

Si vous aspirez à des carrières de diplomates, je vous conseille de ne surtout pas baisser les bras. Même si vous êtes dans un cursus académique plus orienté vers le secteur privé, il existe des concours pour accéder à certaines fonctions. Votre parcours n’en sera que plus riche et diversifié ! C’est quelque chose qui est de plus en plus valorisé par les recruteurs. Postulez, n’hésitez pas à commencer à l’ONU, où beaucoup de contrats sont disponibles, et surtout, faites jouer votre réseau !




Interview, verbatim: Myriam Kastouni, Lisa Masala

Démarchage, préparation: Lucille Ferré, Inès Rabhi



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